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Tous les Français devront se serrer la ceinture 

Une démagogie face à la crise des finances publiques

Le Premier ministre François Bayrou a récemment affirmé que chacun devra participer à l’effort de redressement budgétaire, un discours jugé démagogique par nombre d’observateurs. Alors que la dette publique explose et que le gouvernement annonce des coupes touchant les plus vulnérables : retraites, aides sociales, indemnités chômage, les dépenses liées au train de vie de l’État (commissions inutiles, comités « Théodule », privilèges des élus, clientélisme) semblent, elles, étonnamment épargnées.

Introduction percutante

« Cela va demander un effort à tous les Français. Le plus juste possible, mais un effort suffisant pour que la France sorte de cette situation », a déclaré François Bayrou, actant la gravité de la crise des finances publiques. En martelant que « tous les Français sans exception » devront « se serrer la ceinture », le Premier ministre agite le spectre d’une austérité généralisée pour redresser un budget de l’État en dérive. Cette petite phrase choc intervient alors que le déficit public a atteint 5,8 % du PIB en 2024 (après 5,5 % en 2023) et que la dette publique culmine à 113 % du PIB plus de 3 300 milliards d’euros. La Cour des comptes parle d’une « dégradation exceptionnelle et inédite » des comptes publics, la France étant la seule en Europe dont la situation continue de se détériorer malgré le retour de la croissance. Confronté à ces finances « hors de contrôle » , Bayrou prépare un « plan de retour à l’équilibre » pluriannuel et en appelle à la « prise de conscience » nationale.

Pourtant, cette injonction aux sacrifices tous azimuts passe mal. De nombreuses voix dénoncent une démagogie budgétaire qui fait porter le chapeau aux citoyens, tout en occultant la responsabilité de la classe politique dans l’impasse actuelle. Car si la France en est là, c’est aussi le fruit de décennies d’irresponsabilité fiscale et de gaspillages de deniers publics. Et tandis que l’exécutif multiplie ou envisage les coupes sur les prestations sociales, les pensions de retraite ou l’assurance chômage, il épargne soigneusement les dépenses politiques et le train de vie de l’État. De quoi alimenter le sentiment d’une austérité à deux vitesses, au risque de fracturer la confiance entre gouvernants et gouvernés.

Dans cet article analytique et engagé, nous passons en revue les faits et chiffres qui nourrissent ce constat, avec l’appui de données officielles (INSEE, Cour des comptes, rapports budgétaires) et une comparaison avec les crises vécues par nos voisins européens (Grèce, Italie…). L’objectif : démontrer en quoi le discours de François Bayrou sur la rigueur partagée relève, selon ses détracteurs, de la facilité politicienne, et alerter sur les dangers d’une austérité injuste qui ferait peser tout l’effort sur les plus fragiles, au risque d’entraîner la France dans une spirale à la grecque.

Bayrou sonne l’alarme budgétaire : un « effort » national demandé à tous

François Bayrou, fraîchement nommé à Matignon, ne mâche pas ses mots sur l’état alarmant des finances de la France. Le 27 mai dernier, sur BFMTV-RMC, il a durci le ton : « Je proposerai aux Français un plan de retour à l’équilibre des finances publiques sur trois ou quatre ans, et ce plan va demander un effort à tous les Français », a-t-il annoncé. Le Premier ministre insiste sur un effort « le plus juste possible » et promet de « ne cibler aucune catégorie de Français à l’exclusion des autres ». En clair, tout le monde serait mis à contribution pour redresser les comptes. Si Bayrou reste flou sur les mesures précises – elles seront détaillées d’ici juillet dans un plan présenté « de manière transparente » il a déjà ouvert la porte à des pistes sensibles, comme la création d’une « TVA sociale » (hausse de la TVA compensant une baisse des cotisations sur le travail).

Cette communication dramatique vise à préparer l’opinion à des jours difficiles. Il est vrai que les clignotants sont au rouge vif : « Les dépenses dérapent », a concédé Bayrou, parlant même d’un « Himalaya » de dépenses publiques à franchir. Les derniers chiffres confirment la situation critique : le déficit public a dépassé 175 milliards d’euros en 2024 (6,0 % du PIB), bien au-delà de la cible gouvernementale, et la dette s’élève à 3 300 milliards (113 % du PIB). Fait préoccupant, ce déficit s’est aggravé pour la deuxième année consécutive alors même que l’économie croît légèrement. La France emprunte pour boucler ses fins de mois : les charges d’intérêts de la dette atteignent désormais 59 milliards par an , soit autant que le budget de l’Éducation nationale. Face à ce constat, Bayrou juge « irresponsable, scandaleux et une trahison » de ne rien faire. Il martèle que « la France ne devrait pas dépenser plus que sa croissance » et en appelle à un sursaut collectif.

Mais à peine son discours prononcé, le scepticisme s’est installé. Car si l’union sacrée est invoquée, qui paiera réellement l’addition ? Bayrou affirme vouloir répartir équitablement l’effort, mais les premières indications laissent craindre une austérité qui pourrait frapper davantage certaines catégories (salariés, chômeurs, retraités…) que d’autres. D’autant que le chef du gouvernement a également déclaré, dans une formule controversée, que les principaux responsables de la situation « à [ses] yeux » sont « les Français » eux-mêmes. Selon lui, « la société française tout entière […] a fait le choix de financer par la dette sa vie de tous les jours », tandis que « les gouvernements successifs » ne seraient « responsables de rien, mais victimes de la fatalité » des crises successives. En clair, le Premier ministre semble reprocher aux citoyens un supposé “vivre au-dessus de leurs moyens” et dédouaner la classe politique, qui aurait subi passivement les gilets jaunes, la pandémie de Covid, l’inflation, etc., sans commettre de faute. Une présentation des faits qui a aussitôt fait bondir l’opposition et nombre d’éditorialistes, y voyant la marque d’une démagogie visant à culpabiliser la population pour mieux lui faire accepter des sacrifices.

Finances en dérive : la responsabilité de la classe politique pointée du doigt

Si la France se retrouve « au pied du mur » budgétaire, c’est aussi – et surtout – le résultat de choix politiques cumulés sur des décennies. Rappelons un fait édifiant : cela fait 50 ans que la France n’a pas connu un budget en équilibre. Le dernier excédent public remonte à 1974, autant dire une autre époque. Depuis, chaque année ou presque, l’État dépense plus qu’il ne collecte, creusant un peu plus la dette. Le solde public annuel moyen sur un demi-siècle est de –57 milliards d’euros. Cette tendance de fond transcende les alternances politiques : droite et gauche ont usé du déficit comme variable d’ajustement, repoussant sans cesse les efforts d’économies impopulaires. Même en période de croissance, la France a continué à vivre à crédit. Avant la crise de 2008, la dette frôlait déjà 65 % du PIB ; après la grande récession, elle a bondi vers 85 %. Idem en 2020 : le fameux « quoi qu’il en coûte » pour affronter le Covid a fait grimper la dette de 20 points, la portant à 115 % du PIB. Mais contrairement à d’autres pays européens, la France n’a pas vraiment redressé la barre ensuite. La Cour des comptes souligne qu’en 2024, la France est « la seule en Europe » dont les finances continuent de se dégrader. En effet, ailleurs, la forte croissance post-Covid et l’inflation ont permis de réduire les ratios d’endettement. Par exemple, la dette de l’Italie est redescendue de 155 % du PIB en 2020 à 137 % en 2023; celle de la Grèce, pourtant symbole des dérapages passés, est passée de 207 % à 162 % du PIB sur la même période. La France, elle, stagne autour de 111 % (après le pic de 114,9 % en 2020) et pourrait finir 2024 en légère hausse, vers 113 % du PIB.

Évolution du déficit public de la France de 1974 à 2022 (en milliards d’euros). Les finances françaises accusent un demi-siècle de déficits ininterrompus, avec deux chocs majeurs : la crise financière de 2008-2009 et la pandémie de 2020. Chaque creusement de la « cagnotte » publique alourdit la dette et réduit les marges de manœuvre de l’État.

Sur cette longue période, les gouvernements successifs ont leur part de responsabilité. Certes, des facteurs externes ont joué crises économiques, coûts des interventions (pandémie, guerres, etc.) mais la faible discipline budgétaire et le réflexe de la dette facile ont aussi prévalu. La France s’est dotée d’un haut niveau de dépenses publiques (environ 57 % du PIB), record de l’Union européenne, sans ajuster en conséquence ses recettes ou son efficacité de gestion. Les rapports de la Cour des comptes regorgent d’avertissements restés lettre morte. Régulièrement, les lois de finances ont sous-estimé les dépenses ou surestimé la croissance, entraînant des « dérapages » répétés. En 2023-2024, cette laxité budgétaire a atteint un niveau préoccupant : alors que la croissance était au rendez-vous, le déficit a continué de se creuser, signe d’une incapacité à contenir les dépenses courantes. La Cour des comptes évalue à 110 milliards d’euros l’effort d’ajustement nécessaire d’ici 2029 pour ramener le déficit sous 3 % du PIB, objectif désormais repoussé à cette date. C’est plus du double de ce qui était anticipé un an plus tôt, preuve du retard pris. Qui plus est, les agences de notation ont commencé à perdre patience : la note de la France a été dégradée, symptôme d’une confiance qui s’effrite sur notre capacité à réformer.

ll est donc quelque peu facile trop facile, selon ses détracteurs, pour François Bayrou de renvoyer la faute aux Français et de jouer la carte de la rigueur vertueuse. Derrière son appel à la responsabilité collective, beaucoup voient une stratégie politique classique : préparer l’opinion à des mesures d’austérité en créant un consensus forcé, tout en minimisant le rôle qu’a joué l’État dans l’emballement de la dette. En faisant mine de découvrir la situation (« situation chaotique », a-t-il dit), le gouvernement Bayrou cherche à imposer l’idée qu’« on n’a plus le choix » un refrain déjà entendu lors des plans de rigueur passés. Sauf qu’en l’occurrence, ce discours passe d’autant plus mal que l’exemplarité du sommet de l’État fait défaut, comme on va le voir.

Couper dans les dépenses… mais lesquelles ? Les plus fragiles en première ligne

Les critiques qualifient de démagogique la sortie de François Bayrou car, selon eux, tout le monde ne serrera pas la ceinture de la même manière. En pratique, les premières pistes de coupes budgétaires évoquées ou déjà mises en œuvre ciblent surtout les dépenses sociales, celles dont bénéficient majoritairement les classes moyennes et modestes. À l’inverse, les dépenses politiques et de fonctionnement de l’appareil d’État semblent relativement préservées.

D’un côté, le gouvernement multiplie les signaux d’austérité sociale :

  • La réforme des retraites adoptée en 2023 recule l’âge légal de départ de 62 à 64 ans, imposant un effort aux travailleurs pour économiser à terme des milliards sur le système de pensions. Malgré son impopularité, cette réforme a été justifiée par la nécessité de combler le déficit des caisses de retraite. Pourtant, même avec cette mesure, la branche retraite pourrait rester déficitaire en 2030, preuve que l’effort demandé aux futurs retraités est loin d’être anodin tout en n’étant pas suffisant pour tout équilibrer.
  • L’assurance chômage a fait l’objet de plusieurs tours de vis. Depuis février 2023, la durée d’indemnisation des nouveaux chômeurs est réduite de 25 % lorsque le marché de l’emploi est jugé favorable (taux de chômage sous 9 %). Concrètement, la durée maximale d’allocation est passée de 24 à 18 mois, puis de 18 à 15 mois fin 2024. Parallèlement, les conditions pour ouvrir des droits ont été durcies (il faut travailler 8 mois sur 20, contre 6 sur 24 auparavant). L’objectif affiché est de pousser au retour à l’emploi et d’économiser des fonds : ces mesures devraient permettre à l’Unédic (l’organisme gestionnaire) d’économiser 3,6 milliards d’euros par an. Une somme non négligeable, obtenue essentiellement en ponctionnant le budget des chômeurs, c’est-à-dire des personnes déjà en difficulté.
  • Les aides sociales (minima sociaux, aides au logement, allocations familiales, etc.) sont également dans le collimateur. Le gouvernement a évoqué la conditionnalité du RSA (exiger des heures d’activité en échange de l’allocation), mesure qui toucherait les plus précaires. D’autres pistes circulent, comme la désindexation partielle de certaines prestations par rapport à l’inflation (ce qui revient à en diminuer la valeur réelle). Si elles se concrétisent, ces restrictions rogneraient encore le pouvoir d’achat des ménages modestes. Pour mémoire, la France consacre environ 32 % de son PIB à la protection sociale (retraites, santé, famille, chômage…) un record européen. Tout coup de rabot dans ce secteur peut rapidement représenter des milliards d’euros… mais se traduit immédiatement par une baisse de revenus ou de services pour les bénéficiaires.
  • Même les dépenses de santé et d’éducation, traditionnellement protégées, subissent des pressions. Les hôpitaux publics sont sommés de faire des économies, les budgets d’assurance maladie plafonnés, quitte à moins bien rembourser certains soins ou médicaments. De même, l’État cherche à maîtriser la masse salariale des fonctionnaires, ce qui peut se traduire par des non-remplacements de postes dans les écoles, les hôpitaux, la police… Or ce sont justement ces services publics qui bénéficient surtout aux catégories populaires.

En somme, l’« effort » national risque d’être socialement déséquilibré. Les mesures d’économie déjà sur la table frappent d’abord ceux qui dépendent le plus de la solidarité nationale : les retraités (via l’âge de départ repoussé), les demandeurs d’emploi (droits réduits), les ménages modestes (aides sociales moins généreuses), voire les salariés du public (gel de points d’indice prolongé, etc.). Du point de vue du gouvernement, il s’agit là où se situent les masses financières les plus importantes : en effet, les prestations sociales représentent le premier poste de dépense publique. Près d’un tiers du PIB français sert à financer la protection sociale. Réduire de quelques pourcents ces dépenses peut rapporter vite des dizaines de milliards.

En revanche, et c’est là le reproche central des détracteurs de Bayrou, les efforts semblent épargner la sphère politique et administrative. Aucune annonce fracassante n’a été faite sur une diminution du nombre de ministres, de parlementaires ou sur la suppression des privilèges des élus. Au contraire, quelques exemples récents illustrent une forme de protection des intérêts de la classe politique :

  • En début d’année, le Parlement a examiné la possibilité de supprimer les avantages accordés aux anciens Présidents de la République et Premiers ministres (voiture et chauffeur, bureaux, secrétariat, etc.), qui coûtent environ 2,8 millions d’euros par an au budget de l’État. Cet amendement, voté par le Sénat à titre symbolique, n’a finalement pas survécu : la commission mixte paritaire l’a rejeté fin janvier. D’après le Canard enchaîné, François Bayrou en personne s’est opposé à cette suppression d’économies pourtant modestes, arguant qu’il faut « des choses stables dans l’État » et des « précautions à prendre » pour les anciens dirigeants ayant traversé des crises. En clair, même en période de disette budgétaire, on a jugé préférable de préserver les privilèges des ex-grands commis de l’État quitte à demander aux Français lambda de faire des efforts. Le message est politiquement désastreux : « Faites ce que je dis, pas ce que je fais ».
  • Plus généralement, le train de vie de l’État et des élus n’est que marginalement remis en cause. Les chiffres montrent que le coût de la démocratie française est relativement faible par rapport au budget global (environ 1,3 milliard d’euros par an, soit 0,1 % des dépenses publiques). Baisser de 30 % les dépenses des pouvoirs publics (Parlement, Élysée, ministères…) n’économiserait que quelques centaines de millions, là où le déficit se chiffre en dizaines de milliards. Cet argument, souvent avancé pour relativiser les critiques, est entendu – mais il manque la dimension symbolique. Car comment convaincre le pays de se priver si ceux qui le dirigent ne montrent aucun exemple ? En l’occurrence, on peine à discerner la volonté des gouvernants de « se serrer la ceinture » eux-mêmes. Le projet maintes fois promis de réduire le nombre de parlementaires de 30 % (de 577 députés à ~400, de 348 sénateurs à ~244) a été abandonné faute de consensus politique. Les indemnités et confort matériel des élus n’ont pas été rabotés. Au contraire, une enquête récente a révélé que les privilèges des anciens Premiers ministres ont coûté 11 % de plus en 2023, dépassant 1,4 million d’euros annuels (hors sécurité). De plus, certains députés ont été épinglés pour des usages douteux de leur enveloppe de frais (allant jusqu’à financer des dépenses personnelles saugrenues). Tout cela alimente l’idée d’une « élite dépensière » se tenant à l’écart des sacrifices.
  • Par ailleurs, la puissance publique continue de financer une multitude de structures administratives aux utilités discutables. Le Général de Gaulle les appelait les « comités Théodule » : commissions consultatives, conseils, observatoires en tout genre, souvent créés pour répondre à une crise médiatique puis laissés en sommeil. Un effort a certes été initié pour faire le ménage, sous l’égide de Gabriel Attal en 2019 : le nombre de ces instances a été réduit (de 394 à 313 entre 2019 et 2023). Mais l’économie réalisée est dérisoire : même si on supprimait tous les comités inutiles restant, le gain serait de l’ordre de 0,002 % des dépenses publiques totales à peine une goutte d’eau dans la mer budgétaire. Il n’empêche que leur persistance symbolise le mal français du millefeuille administratif. La France entretient plus de 1 200 agences et organismes publics distincts, employant 450 000 personnes pour environ 60 milliards d’euros par an. Beaucoup de ces agences doublonnent leurs missions avec d’autres ou peinent à démontrer leur efficacité, comme l’a pointé la Cour des comptes en parlant d’« organismes publics fantômes » ou de structures redondantes à « l’efficacité contestée ». Là encore, on voit mal le gouvernement s’attaquer sérieusement à ces gaspillages : cela impliquerait de bousculer des rentes de situation, de vaincre des inerties bureaucratiques, bref de s’en prendre à l’écosystème politico-administratif lui-même. Un chantier politiquement sensible, que peu de majorités ont eu le courage d’entreprendre.

En synthèse, le contraste est frappant entre, d’une part, la sévérité des restrictions envisagées pour le grand public (baisse des prestations sociales, hausse d’impôts indirects comme la TVA sociale, etc.) et, d’autre part, la timidité des économies réalisées sur le train de vie de l’État et sur les dépenses de fonctionnement politiques. Cette asymétrie nourrit la colère et le cynisme dans la population. Sur les réseaux sociaux, de nombreux commentaires acerbes ont fleuri après la déclaration de Bayrou : « se serrer la ceinture pour que ces messieurs continuent de se gaver », « toujours les mêmes qui payent pendant que l’opulence de l’autre monde prospère » peut-on lire en substance. Le Premier ministre se voit reprocher de demander des sacrifices au « France d’en bas » sans balayer devant sa porte. En période d’inflation et de baisse du pouvoir d’achat, ce discours passe d’autant plus mal que les citoyens voient bien que, parallèlement, l’État trouve les moyens de financer sans sourciller certaines dépenses discutables (comme la récente augmentation de 20 % du budget de l’Élysée, ou les projets dispendieux de rénovation des palais nationaux).

Le spectre grec : quel risque pour la France si rien ne change ?

Au-delà du ressentiment social interne, la France doit aussi regarder ce qui s’est passé ailleurs en Europe lorsque les finances publiques ont dérapé. François Bayrou et Emmanuel Macron semblent redouter une crise de confiance à la grecque. Et pour cause : l’histoire récente offre des leçons douloureuses.

La Grèce, à la fin des années 2000, affichait une dette publique voisine (en proportion) de celle de la France aujourd’hui. En 2009, Athènes cumulait 113 % de dette par rapport au PIB et un déficit de 12 %. Cette situation a conduit, en 2010, à une perte de confiance brutale des marchés et des partenaires européens. Résultat : la Grèce a été placée sous la tutelle de la “troïka” (FMI, Banque centrale européenne, Commission européenne) pendant près de huit ans. Le pays a dû accepter des plans d’ajustement drastiques en échange de prêts d’urgence, perdant une grande partie de sa souveraineté budgétaire. Salaires des fonctionnaires en baisse, retraites amputées, privatisations à marche forcée, explosion du chômage… la société grecque a traversé une véritable décennie perdue pour revenir à l’équilibre. Aujourd’hui encore, malgré un désendettement partiel (dette retombée aux alentours de 150 % du PIB en 2024 ), la Grèce reste sous surveillance post-programme de ses créanciers. Ce traumatisme grec hante les esprits en France : l’idée qu’une grande économie de la zone euro puisse être mise de facto sous administration externe n’est plus théorique. D’ailleurs, un média français a récemment posé la question crûment : « Faut-il redouter pour la France une mise sous tutelle du FMI ? ». Et de noter que « vu la situation des finances […] un scénario à la grecque […] ne relève plus de la science-fiction ». Effectivement, la comparaison des indicateurs fait réfléchir : en 2024, la France a environ 110-113 % de dette pour un déficit autour de 6 %, et elle a subi des dégradations de note, tout comme la Grèce à l’époque de la crise aiguë. Certes, notre pays bénéficie encore d’une confiance bien supérieure sur les marchés (dû à sa base industrielle, sa capacité fiscale et l’appui implicite de la BCE). Mais la dynamique est jugée préoccupante par les économistes. « Le déficit public en France est en train de devenir incontrôlable », alerte ainsi l’économiste Marc Touati, qui estime que sans signal crédible de redressement, « ça peut être l’étincelle qui mettra le feu aux poudres ». Autrement dit, il suffirait d’un choc (hausse des taux, récession imprévue, crise politique majeure) pour que la dette française devienne la cible de la spéculation et que le pays se retrouve sommé d’accepter un plan de rigueur imposé de l’extérieur.

L’Italie est un autre cas d’école. Ce pays traîne depuis des décennies une dette colossale (plus de 130 % du PIB) mais a évité in extremis le sort grec grâce à des correctifs douloureux. En 2011, lorsque les taux d’intérêt italiens ont franchi les 7 % (niveau jugé insoutenable), Rome a dû appeler à sa tête un gouvernement “technique” (Mario Monti) pour rassurer ses partenaires et les marchés. Des mesures draconiennes ont été prises : hausses d’impôts, coupes budgétaires, réforme des retraites… accompagnées du filet de sécurité de la BCE (« quoi qu’il en coûte » de Mario Draghi en 2012). L’Italie a sauvé sa place dans la zone euro, mais au prix d’une décennie de quasi-stagnation économique et d’un lourd ressentiment de la population envers l’austérité. Aujourd’hui, la dette italienne dépasse toujours 135 % du PIB. Sa situation demeure fragile mais elle parvient à se financer, car elle a affiché une certaine discipline budgétaire primaire (hors intérêt) et bénéficie aussi d’investisseurs locaux importants. Néanmoins, l’Italie illustre le risque d’isolement dans la zone euro : un pays très endetté doit s’astreindre à une rigueur permanente pour conserver la confiance, ce qui peut l’amener à un étouffement économique progressif, avec pour corollaire la montée des extrémismes politiques (on l’a vu avec l’essor des mouvements populistes italiens sur fond de rejet de « Bruxelles »).

Que peut-on tirer de ces exemples pour la France ? D’abord, qu’il est illusoire de penser que notre pays serait à l’abri d’une sanction, au seul motif qu’il s’agit de la deuxième économie de la zone euro. Si rien n’est fait pour infléchir la trajectoire d’ici 2025-2026, on pourrait imaginer un scénario où la Commission européenne, puis les marchés, perdent patience. L’actuelle mansuétude de l’UE (qui a repoussé l’exigence de retour sous 3 % de déficit à 2029 pour la France. ) n’est pas un chèque en blanc. En cas de nouvelle dégradation imprévue (par exemple si la croissance cale ou si les taux grimpent plus vite que prévu), la France pourrait se retrouver isolée lors des négociations européennes, voire mise sous pression par ses partenaires du Nord pour adopter un plan d’austérité correctif. Le pire scénario encore lointain serait celui d’un recours au Mécanisme européen de stabilité (MES) ou à l’FMI, synonyme de tutelle sur nos choix budgétaires. Ce serait un camouflet politique majeur, entamant notre souveraineté.

Conclusion : Exemplarité et justice sociale, clés d’un redressement sans fracture

Le gouvernement Bayrou joue donc un jeu dangereux. D’un côté, il a raison de sonner l’alarme et de vouloir éviter que la France n’atteigne le point de non-retour financier. Personne ne souhaite voir notre pays basculer dans une crise à la grecque, avec son cortège d’humiliations et de souffrances. Retrouver de la marge de manœuvre budgétaire est un impératif pour préserver notre indépendance politique et la soutenabilité de notre modèle social à long terme. Cependant, la méthode envisagée une austérité généralisée sous le slogan facile du « tous concernés, tous solidaires » risque d’échouer doublement. D’abord sur le plan social, en accentuant les inégalités et les tensions, car on le voit bien : tous les Français ne sont pas logés à la même enseigne face aux efforts demandés. Ensuite sur le plan politique, en sapant la confiance et l’adhésion nécessaires au succès de toute réforme de fond.

Pour éviter le piège d’une austérité inefficace et injuste, plusieurs alternatives ou correctifs s’offrent aux pouvoirs publics :

  • Montrer l’exemple en haut lieu : Avant de demander aux Français de se serrer la ceinture, l’État et les élus doivent tailler dans leurs propres dépenses superflues. Même symboliques, des gestes comme la réduction du train de vie gouvernemental, la suppression des commissions inutiles, la diminution du nombre d’élus ou de leurs avantages particuliers, auraient un impact psychologique fort. Ils prouveraient que l’effort est réellement « partagé ». Cette exemplarité est le prérequis pour restaurer la confiance. Sans elle, toute politique d’austérité sera perçue comme illégitime et attisera la contestation.
  • Préserver les plus vulnérables : Un redressement réussi ne peut passer que par la justice sociale. Couper aveuglément dans les budgets sociaux risque d’asphyxier la consommation et d’augmenter la précarité, ce qui est économiquement contre-productif. Mieux vaudrait cibler les dépenses inefficaces ou les niches fiscales injustifiées, plutôt que les prestations vitales. Par exemple, s’attaquer aux fraudes fiscales et sociales (dont l’ampleur est estimée à des dizaines de milliards), revoir certains dispositifs coûteux et peu efficaces (certaines niches fiscales profitant aux plus aisés, ou des subventions mal orientées), pourrait rapporter autant sinon plus que de rogner sur le RSA ou l’APL. En un mot, faire contribuer davantage ceux qui en ont les moyens, plutôt que d’appuyer sur les plus fragiles.
  • Relancer la production et la croissance : Bayrou l’a reconnu lui-même, « la France est un pays qui ne produit pas autant que ses voisins ». À long terme, la solution à la dette passe par la croissance et l’emploi, non par la seule austérité. Il est donc crucial d’accompagner tout plan d’économies de mesures favorisant l’investissement, la réindustrialisation, la formation et l’innovation. L’expérience a montré qu’une austérité trop brutale peut tuer la croissance dans l’œuf (la Grèce en a fait l’amère expérience). Au contraire, une stratégie budgétaire intelligente pourrait combiner une discipline sur les dépenses de fonctionnement de l’État et un soutien aux dépenses d’avenir (transition écologique, numérique, éducation…). Cela permettrait d’améliorer le ratio dette/PIB par le bas (en augmentant le PIB) plutôt que seulement par le haut (en diminuant la dette).
  • Dialogue et transparence : Plutôt que de marteler des éléments de langage culpabilisants, le gouvernement gagnerait à associer les partenaires sociaux et les citoyens à l’élaboration des solutions. Une conférence sociale sur le financement de notre modèle (comme évoquée par le président Macron) pourrait déboucher sur des compromis plus acceptables : par exemple un effort contributif temporaire des plus hauts revenus, ou une modulation de certaines dépenses publiques. Un référendum sur le redressement des finances, un temps suggéré, n’a de sens que si toutes les cartes sont sur table et si chacun perçoit l’équité de l’effort demandé.

En définitive, la France peut et doit éviter tant la banqueroute que l’austérité aveugle. François Bayrou a raison sur un point : il faudra un effort national pour redresser la barre et éviter que la dette n’échappe à tout contrôle. Mais cet effort ne sera accepté que s’il est perçu comme juste et partagé. Toute autre approche notamment celle qui consiste à jouer sur la peur pour faire passer en force des mesures inéquitables relève de la facilité politicienne à court terme et de la faute stratégique à long terme. L’histoire de la Vème République est jalonnée de mouvements sociaux nés d’un sentiment d’injustice ; à l’heure où les populismes guettent la moindre opportunité, persister dans une voie d’austérité à sens unique serait irresponsable.

La France est à la croisée des chemins : soit un sursaut collectif s’opère, impliquant aussi la classe politique dans la remise en ordre, soit le pays s’expose à des lendemains qui déchantent qu’il s’agisse d’un étouffement économique interne ou d’un dictat financier externe. Comme l’écrivait récemment un éditorialiste, « on demande aux Français de serrer la ceinture, mais qui tient la corde ? ». Si la corde continue d’être tenue d’un seul côté, la rupture pourrait être inévitable. Pour conjurer le scénario noir du FMI et retrouver la maîtrise de notre destin budgétaire, la seule voie soutenable est celle d’une réforme équilibrée, transparente et solidaire. Ce n’est qu’à ce prix que le serrage de ceinture deviendra acceptable et peut-être même efficace sans étrangler la nation entière.

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